« Dans la cour du crématoire, en tout cas, un lieutenant américain s’adressait ce jour-là à quelques dizaines de femmes, d’adolescents des deux sexes, de vieillards allemands de la ville de Weimar. Les femmes portaient des robes de printemps aux couleurs vives. L'officier parlait d'une voix neutre, implacable. Il expliquait le fonctionnement du four crématoire, donnait les chiffres de la mortalité à Buchenwald. Il rappelait aux civils de Weimar qu'ils avaient vécu, indifférents ou complices, pendant plus de sept ans, sous les fumées du crématoire.
Votre jolie ville, leur disait-il, si propre, si pimpante, pleine de souvenirs culturels, cœur de l'Allemagne classique et éclairée, aura vécu dans la fumée des crématoires nazis, en toute conscience !
Les femmes- bon nombre d’entre elles, du moins – ne pouvaient retenir leurs larmes, implorant le pardon avec des gestes théâtraux. Certaines poussaient la complaisance jusqu’à manquer de se trouver mal. Les adolescents se muraient dans un silence désespéré. Les vieillards regardaient ailleurs, ne voulant visiblement rien entendre. »
Présentation 3a
Ce texte de Jorge Semprun décrit la visite imposée aux civils allemands de la ville voisine de Weimar après la libération du camp de Buchenwald par l’armée américaine. Le lieutenant Walter Rosenfeld soldat américain d’origine allemande est le guide de cette visite. Voici ce que nous apprend à son propos J. Semprun : « Il était de cinq ans mon aîné, avait donc vingt-six ans. Malgré son uniforme et sa nationalité américaine, il était allemand. Je veux dire qu’il était né en Allemagne, dans une famille juive de Berlin, émigrée aux Etats-Unis en 1933, lorsque Walter avait quatorze ans. Il avait opté pour la nationalité américaine afin de porter les armes, de faire la guerre au nazisme … »