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2. Les chiffonniers


2a. Le vin des chiffonniers, Baudelaire Charles, Paradis artificiels. Du vin et du hachish, I Le vin (1869)

« Mais voici bien autre chose. Descendons un peu plus bas. Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivant pour ainsi dire des déjections des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers. Le nombre en est immense. J'ai quelquefois pensé avec terreur qu'il y avait des métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, ordures qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance. Le voici qui, à la clarté sombre des réverbères tourmentés par le vent de la nuit, remonte une des rues tortueuses et peuplées de petits ménages de montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de son châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive hochant la tête et butant sur les pavés, comme les jeunes poètes qui passent toutes leurs journées à errer et à chercher des rimes. Il parle tout seul ; il verse âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit. C'est monologue splendide à faire prendre en pitié les tragédies les plus lyriques. “ En avant ! marche ; division, tête, armée ! ” Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène ! Il paraît que le numéro sept s'est changé en sceptre de fer, et le châle d'osier en manteau impérial. Maintenant il complimente son armée. La bataille est gagnée, mais la journée a été chaude. Il passe à cheval sous des arcs de triomphe. Son cœur est heureux. Il écoute avec délices les acclamations d'un monde enthousiaste. Tout à l'heure il va dicter son code supérieur à tous les codes connus. Il jure solennellement qu'il rendra ses peuples heureux. La misère et le vice ont disparu de l'humanité.

Et cependant il a le dos et les reins écorchés par le poids de sa hotte. Il est harcelé de chagrins de ménage. Il est moulu par quarante ans de travail et de courses. L'âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l'humanité languissante un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le gosier de ses sujets. »

Voir aussi « Le vin des chiffonniers », in Le vin, Œuvres complètes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1961, p. 101-102.

Source: Œuvres complètes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1961, p. 327-328.

2b. La fierté des chiffonniers, Privat d’Anglemont Alexandre, Paris anecdote

« Un goujat, un marmiton est fier de son métier, dit Pascal ; il en est de même du chiffonnier qui aime son industrie, parce qu’elle lui donne droit au vagabondage dans les rues de Paris qu’il adore, où il vit dans une indépendance complète, sans soucis du lendemain, sans souvenirs du passé, à la grâce de Dieu, se fiant aux bonnes âmes et à la multiplicité des publications littéraires, et bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir de faim.

[...] 257 Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n’ira pas à l’hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas ; ils l’assisteront, ils feront des collectes pour lui donner le nécessaire, ils se priveront pour lui procurer quelques petites douceurs. C’est à qui lui portera du tabac, des pipes et le demi-setier d’eau-de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d’une nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier pur sang a horreur de l’Assistance publique ; il regarde comme un déshonneur d’être inscrit au Bureau de bienfaisance.»

Source: La fierté des chiffonniers, Privat d’Anglemont Alexandre, Paris anecdote, Paris, Les éditions de Paris, 1984, p. 256-257, cité in Le chiffonnier, Alexandre Privat d’Anglemont (http://classes.bnf.fr/atget/antho/17.htm )

Questions

  1. Recherche dans un dictionnaire ou sur la toile qui est Charles Baudelaire et quelle est son œuvre la plus connue. Recherche dans cette œuvre un poème qui parle des chiffonniers.
  2. Relève dans les deux textes tous les mots et expressions des champs lexicaux de la misère et de la déchéance, de la douleur, de l’exclusion, de la richesse, de l’indépendance et de la liberté, de la fierté et de l’honneur en les organisant selon les vocabulaires mélioratif et dépréciatif. Quelle image des chiffonniers donnent ces deux textes ?

Voir les réponses aux questions dans l'onglet "professeur".


Réponses

  1. Charles Baudelaire (1821-1867) est un poète français, connu, entre autres, pour son recueil de poèmes Les Fleurs du Mal dont la première édition, dédiée à Théophile Gautier est publiée chez l’éditeur Poulet-Malassis en 1857. Le Vin des Chiffonniers figure dans la première édition des Fleurs du Mal :

    Souvent, à la clarté rouge d'un réverbère
    Dont le vent bat la flamme et tourmente le verre,
    Au cœur d'un vieux faubourg, labyrinthe fangeux
    Où l'humanité grouille en ferments orageux,

    On voit un chiffonnier qui vient, hochant la tête
    Butant, et se cognant aux murs comme un poète,
    Et sans prendre souci des mouchards, ses sujets,
    Épanche tout son cœur en glorieux projets.

    Il prête des serments, dicte des lois sublimes,
    Terrasse les méchants, relève les victimes,
    Et sous le firmament comme un dais suspendu
    S'enivre des splendeurs de sa propre vertu.

    Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,
    Moulus par le travail et tourmentés par l'âge,
    Éreintés et pliant sous un tas de débris,
    Vomissement confus de l'énorme Paris,

    Reviennent, parfumés d'une odeur de futailles,
    Suivis de compagnons, blanchis dans les batailles
    Dont la moustache pend comme les vieux drapeaux.
    Les bannières, les fleurs et les arcs triomphaux

    Se dressent devant eux, solennelle magie !
    Et dans l'étourdissante et lumineuse orgie
    Des clairons, du soleil, des cris et du tambour,
    Ils apportent la gloire au peuple ivre d'amour !

    C'est ainsi qu'à travers l'Humanité frivole
    Le vin roule de l'or, éblouissant Pactole ;
    Par le gosier de l'homme il chante ses exploits
    Et règne par ses dons ainsi que les vrais rois.

    Pour noyer la rancœur et bercer l'indolence
    De tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
    Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ;
    L'Homme ajouta le Vin, fils sacré du Soleil !

  2. Vocabulaire mélioratifVocabulaire dépréciatif
    trésor, or
    fier, indépendance
    jouissance, fécondité, utilité, douceur
    aime, adore
    mystérieux
    déjections, ordures, débris, rebuts
    capharnaüm
    rejeté, perdu, brisé, dédaigné, harcelé
    fatigue, languissant, moulu
    chagrin, tourmente, aucune joie, sans plaisir
    douleurs, reins écorchés, infirme
    Malgré l’abondance du vocabulaire dépréciatif qui sert surtout à situer la population des chiffonniers comme la plus basse classe du peuple, les deux auteurs développent une image positive des chiffonniers dans leur indépendance, leur fierté, la solidarité. Le chiffonnier, comme plus souvent encore le vagabond, est assimilé au poète. Cette image a un grand retentissement jusque dans les années 1970 avec les hobos.