« Mais voici bien autre chose. Descendons un peu plus bas. Contemplons un de ces êtres mystérieux, vivant pour ainsi dire des déjections des grandes villes ; car il y a de singuliers métiers. Le nombre en est immense. J'ai quelquefois pensé avec terreur qu'il y avait des métiers qui ne comportaient aucune joie, des métiers sans plaisir, des fatigues sans soulagement, des douleurs sans compensation. Je me trompais. Voici un homme chargé de ramasser les débris d'une journée de la capitale. Tout ce que la grande cité a rejeté, tout ce qu'elle a perdu, tout ce qu'elle a dédaigné, tout ce qu'elle a brisé, il le catalogue, il collectionne. Il compulse les archives de la débauche, le capharnaüm des rebuts. Il fait un triage, un choix intelligent ; il ramasse, comme un avare un trésor, ordures qui, remâchées par la divinité de l'Industrie, deviendront des objets d'utilité ou de jouissance. Le voici qui, à la clarté sombre des réverbères tourmentés par le vent de la nuit, remonte une des rues tortueuses et peuplées de petits ménages de montagne Sainte-Geneviève. Il est revêtu de son châle d'osier avec son numéro sept. Il arrive hochant la tête et butant sur les pavés, comme les jeunes poètes qui passent toutes leurs journées à errer et à chercher des rimes. Il parle tout seul ; il verse âme dans l'air froid et ténébreux de la nuit. C'est monologue splendide à faire prendre en pitié les tragédies les plus lyriques. “ En avant ! marche ; division, tête, armée ! ” Exactement comme Buonaparte agonisant à Sainte-Hélène ! Il paraît que le numéro sept s'est changé en sceptre de fer, et le châle d'osier en manteau impérial. Maintenant il complimente son armée. La bataille est gagnée, mais la journée a été chaude. Il passe à cheval sous des arcs de triomphe. Son cœur est heureux. Il écoute avec délices les acclamations d'un monde enthousiaste. Tout à l'heure il va dicter son code supérieur à tous les codes connus. Il jure solennellement qu'il rendra ses peuples heureux. La misère et le vice ont disparu de l'humanité.
Et cependant il a le dos et les reins écorchés par le poids de sa hotte. Il est harcelé de chagrins de ménage. Il est moulu par quarante ans de travail et de courses. L'âge le tourmente. Mais le vin, comme un Pactole nouveau, roule à travers l'humanité languissante un or intellectuel. Comme les bons rois, il règne par ses services et chante ses exploits par le gosier de ses sujets. »
Voir aussi « Le vin des chiffonniers », in Le vin, Œuvres complètes, Paris, Gallimard La Pléiade, 1961, p. 101-102.
Presentation
Like many writers of the mid-nineteenth century, Charles Baudelaire and Alexandre Privat d’Anglemont contributed to creating the picture of a free and proud vagrant or ragman. Yet, they also pointed to the potential danger posed by such people who escaped from the social and temporal pressures by living the lives of social outcasts. This image is widely revived in the second half of the twentieth century with the hobos.