"Toutes les dames commises à la garde d'une maison sont en général d'anciennes cuisinières, d'ex-femmes de charge, qui ont appris à tirer le cordon dans les longues et interminables séances qu'elles ont faites dans la loge. Un héritier qui veut épargner à la mémoire de son parent un reproche d'ingratitude, à sa bourse une modique pension viagère, mettra à la porte, sans calembour aucun, l'ex-gouvernante du défunt.
Il en est au reste, du métier, de la profession, de l'état de portière, comme de tous les états, de toutes les professions, de tous les métiers en général ; tous ont leur bon et leur mauvais côté. Il y a dans celui-ci beaucoup de mal à se promettre, sans doute, il ne faut pas se le dissimuler ; mais aussi combien de compensations ! La portière ne règne-t-elle pas en souveraine des plus despotes sur tous les habitants de la maison, n'importent le rang, l'âge, le sexe et la classe à laquelle ils appartiendront ? Tous ne sont-ils pas soumis à ses lubies, à ses moindres caprices ? N'est-elle pas le factotum, le bras droit, le conseil du propriétaire ? N'est-ce pas elle qui perçoit les loyers, qui fait les rapports, donne et provoque les congés, qui dispose des caves, des greniers et des appartements ? Il y a à Paris deux mille maisons que je pourrais citer, que je ne citerai pas, mais dans lesquelles en dix ans on n'a pas vu une seule fois le propriétaire ; souvent même on ignore complètement s'il est homme ou femme, jamais, au grand jamais, on ne s'en est occupé.
Tout ce qui se présente à la reine de la loge ne l'aborde jamais que le chapeau à la main ou la main au chapeau. Le jour de la fête de la Vierge, sa patronne, sa demeure ne peut contenir les fleurs et les bouquets dont elle est assaillie ; au renouvellement de l'année, combien de cadeaux, de douceurs de toute espèce ; c'est à n'en plus finir."
Source: Henry Monnier, "La portière", Les Français peints par eux-mêmes, 1841.
Présentation du contexte historique et analyse
La croissance de la capitale française est rapide : de 547 756 habitants en 1801, la population passe à 1 053 262 habitants en 1851. L'immigration des provinciaux attirés par le marché d'embauche du bâtiment et de l'industrie est l'un des facteurs de cette croissance, qui frappe les contemporains mais que ces derniers ne maîtrisent pas : en 1833, un Parisien sur deux seulement est né à Paris. Les nouveaux venus s'entassent dans les « garnis » du centre-ville, à proximité de leur lieu de travail. La crise du logement emballe les loyers. Les fortes densités à l'hectare signalent une surpopulation, le cadre urbain, inchangé, étant inadapté à la surcharge démographique. La croissance désordonnée entraîne accumulation sur place, exhaussement des immeubles et occupation des mansardes et des greniers.
Aux antipodes de la critique sociale, le dessin décrit avec humour (cf la légende) la hiérarchisation verticale des conditions sociales par le logement (idée maîtresse et composition). Chaque étage, schématiquement, correspond à un niveau de fortune et de considération. L'escalier matérialise les échelons du rang. Les critères du classement social mis en œuvre ici sont classiques : la fortune, avec le prix des loyers ; le mode de vie ; enfin la considération. L'intention de l'artiste impose de le suivre étage après étage, après avoir étudié l'habitation dans son ensemble.
Un immeuble du vieux Paris intra-muros
Une maison du centre historique : haute maison étroite à trois étages, cet immeuble est représentatif du centre historique de Paris. La construction semble plutôt belle, avec la recherche décorative et le balcon de la façade sur rue, à droite de l'image. L'absence de cour ou de jardin sur la façade arrière souligne la densité d'occupation qui fait occuper jusqu'aux greniers. Avec 9 ménages et 22 personnes pour une centaine de mètres carrés, il illustre les fortes densités - plus de 135 habitants à l'hectare - du quartier des Halles et de l'Hôtel de ville, qui connaissent une forte immigration ouvrière, ou encore des quartiers compris entre le Paris médiéval et la barrière d'octroi (quelque 100 habitants à l'hectare). Huit enfants pour un seul vieillard incarnent la jeunesse d'une société au temps de la transition démographique.
Un microcosme social : l'immeuble apparaît comme un véritable microcosme, échantillon représentatif et complet de la société citadine. Tous les niveaux de fortune, toutes les conditions cohabitent sous le même toit, au quotidien. La description est conforme à la sociologie urbaine de type ancien, qui ignore la différenciation sociale de la maison et même du quartier. La distance sociale symbolisée par les marches de l'escalier ne provoque pas l'éloignement géographique. Deux absents, toutefois : la boutique et l'atelier, pourtant ancrés dans la ville. Pas de chambre de bonne non plus, alors que les domestiques, indispensables à la vie bourgeoise, représentent 17,5 % de la population parisienne en 1846.
La pyramide sociale
La « coupe d'une maison parisienne » est donc aussi une coupe de la pyramide sociale, non seulement parisienne, mais aussi de toute la société urbaine. C'est aux bourgeoisies qu'appartiennent les ménages 3, 4 et 5. La « bourgeoisie populaire » fait transition avec les vignettes 1 et 2. Elle n'échappe pas toujours à la précarité et à la pauvreté qui sont le lot des classes populaires et que subissent 4 ménages sur 9. Mais les niveaux de fortune ne sont pas rigoureusement compartimentés, ce qu’illustre bien que la position du locataire 6.
Sous les toits, déclassés, pauvres et marginaux (ménages 6 à 9). Ceux-ci ne sont évoqués ni comme « classes dangereuses » (Louis Chevalier) ni comme « barbares », pour reprendre le mot du romancier Eugène Sue. Entassement, précarité et pauvreté marquent leur condition : inconfort du froid et de l'humidité, puisque les combles n'ont pas de cheminée et qu'une gouttière perce le toit ; insalubrité due au manque d'air et de lumière une pièce borgne (8) et, dans les autres, seulement une lucarne ; dénuement du mobilier, ces garnis n'étant meublés que d'un lit et d'une ou deux chaises, quand l'huissier n'a pas tout saisi (6).
Ces ménages sont au-dessous du seuil de la pauvreté, comme 65 à 80 % des citadins vers 1846 et comme 73 % des Parisiens morts sans rien laisser derrière eux en 1847. Le loyer pèse alors pour 10 % du budget ouvrier, la nourriture comptant pour 60 %. Paupérisation et dégradation biologiques, de la Restauration à la monarchie de Juillet, se soldent par l'inégalité sociale devant la mort et la maladie -le choléra, en 1832 (L. Chevalier). Le taux de mortalité, pour la classe d' âge des 20 à 30 ans, s'élève à 45 ‰, bien au-delà de la moyenne nationale.
Source principale: Le XIXe siècle, collection Grand Amphi, JL Robert (dir), Paris Bréal, 1995. p.265-269.
Compléments
- Célèbre tableau du peintre munichois Carl Spitzweg (1808-1885).
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Source: Le pauvre poète, Munich, Neue Pinakothek, peinture à l'huile, 36 cm x 45 cm, don du neveu de l'artiste en 1887.
- Roman de Henri Murger, Scènes de la vie de bohême (1851), dont sont inspirés les livrets de deux opéras de G. Puccini (1896) et R. Leoncavallo (1897)
- Poème de Arthur Rimbaud (Octobre 1870) MA BOHÊME (Fantaisie.)
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
— Petit Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse ;
— Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
- Chanson de Charles Aznavour (1966) :
http://www.frmusique.ru/texts/a/aznavour_charles/boheme.htm
http://www.youtube.com/watch?v=nZvehG_Lgls
Présentation
Légende: “Monsieur baille et madame dort en attendant les visites... Au second la floraison des vertus domestiques : le père, la mère, les enfants et les joujoux... Au troisième le propriétaire qui vient réclamer le terme échu ; sur le même palier un célibataire, vieux rentier retraité... au quatrième l’ouvrier sans argent, sa femme en pleurs et ses enfants sans feu ; l’artiste qui bat la semelle pour réchauffer l’inspiration ; le philosophe qui médite un ouvrage entre ses draps, son parapluie tout grand ouvert”
Artiste, éditeur et publication sont très caractéristiques de l'époque, marquée par l'apparition et le succès du livre illustré.