« Dans la journée c’était un paysage lunaire avec des entonnoirs de mines qui se chevauchaient, sa raffinerie de sucre qui avait été soufflée, son calvaire dont le Christ pendait la tête en bas, raccroché par un pied à sa croix, ce qui me valut, à moi, trente jours de prison, non pas pour y être aller voir en plein jour, mais pour en avoir fait une photo. (Certes, les sergents étaient jaloux de mon ascendant sur les hommes. J’avais le droit d’avoir un Kodak, mais il m’était interdit de m’en servir. Et lieutenant, capitaine, commandant, colonel confirmèrent cette interprétation pour totaliser autant de jours de prison. La prison, on ne la faisait pas tant qu’on était en première ligne. Mais l’on était mal noté et, quelque part à l’arrière, un scribouillard portait le motif dans un registre. La connerie de tout ça ! D’autant que cela ne m’a pas empêché de tirer des photos jusqu’au dernier jour.)
- « [...] le chef de bataillon m’avait annoncé le caporal de son corps franc. C’est toi ?
- Il paraît, mon général.
- Et tes galons ?
- Je n’en ai pas, mon général. J’ai trente jours de prison.
- Tiens ! Et pourquoi ?
- Parce que j’ai photographié le Christ de Dompierre.
- Je ne comprends pas.
- Oh, c’est toute une histoire, mon général. Personne n’y comprend rien. Faites-vous-la expliquer par le colonel. Mais je voudrais bien savoir si j’ai le droit des photos au front ?
- C’est absolument interdit !
- Vous voyez bien, mon général. Alors, moi, j’ai écopé 30 jours. Je ne rouspète pas.
- Et j’espère bien que tu n’en fais plus ?
- Au contraire, mon général, j’en envoie même aux journaux.
- Qu’est-ce que tu dis ?
- Oh, ce n’est pas grave mon général. C’est pour améliorer l’ordinaire. Le Miroir me les paie un louis et je trinque avec les copains. Je leur envoie du pittoresque. Rien que des secrets de Polichinelle. Et puis il y a la censure à Paris. Vous ne risquez rien.
- Qu’est-ce que tu leur as adressé par exemple ?
- Tenez, la photo de Faval qui avait fabriqué une arbalète comme nous n’avions pas de crapouillots dans les tranchées de Frise. Ses flèches portaient à 200 mètres. Je ne crois pas qu’il ait emplumé beaucoup de Boches.
- Et quoi encore ?
- Dernièrement la photo de Bikoff, le meilleur soldat de l’escouade, un Russe qui se camouflait en tronc d’arbre pour tirer du Boche à bout portant. Mais s’est fait bigorner au bois de la Vache. Une balle en pleine tête.
- C’est tout ?
- Oui, c’est tout, avec des explosions de mines, des vues d’un bombardement, des photos de vieux macchabées pris dans les barbelés et des scènes de poilus au cantonnement, je crois bien que c’est tout...
- Écoute, me dit le général, je vais faire une enquête sur ton compte et si le résultat est bon, les renseignements favorables et s’il n’y a rien d’autre contre toi que l’affaire du Christ de Dompierre, tu pourras coudre tes galons.
- Et je pourrai faire de la photographie, mon général ?
- Il ne saurait en être question. C’est formellement interdit ! »
Lexique
Kodak : le nom commun renvoie à la commercialisation par l’Eastman Company en 1888 d’un boitier de petit format, le Kodak, comprenant des bobines pour le rouleau de pellicule. En 1900, est lancé le premier Brownie qui permet à tout amateur de réaliser simplement ses propres photographies : « Appuyez sur le bouton, nous faisons le reste ».